Le marché de l’emploi et les modèles organisationnels ont connu de profondes mutations durant la seconde moitié du XXe siècle : le libéralisme économique a façonné les modes de vie et de consommation, permis le développement des pays émergents et remis en cause l’omnipotence des États face aux multinationales. Toutefois, ce « système-monde » n’aurait probablement jamais vu le jour sans le recours à un modèle d’organisation bien singulier : les organisations verticales. L’industrialisation, le fordisme, la société de consommation et les marchés de masse : ces phénomènes se sont appuyés sur des organisations pyramidales, hiérarchiques, aux processus décisionnels souvent réservés à un nombre restreint d’individus.
Aujourd’hui, ce modèle d’organisation est profondément remis en question par les nouvelles générations d’actifs, qui rejettent de plus en plus la doxa managériale.
On assiste à une réinvention progressive des modèles organisationnels, qui tendent de plus en plus vers l’horizontalité et la liberté des collaborateurs. Diminution du stress, quête de sens plutôt que de profit, équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle : autant de nouvelles aspirations que partagent un nombre croissant de « millenials ».
Deux ouvrages emblématiques synthétisent les procédés mis en place par ces entreprises que l’on a coutume d’appeler « libérées » : Liberté et Cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises d’Isaac Getz et Brian M. Carney publié en 2012, et Reinventing organizations de Frédéric Laloux, paru en 2014.
Quelles sont les caractéristiques de ces “nouvelles” organisations ?
Chacun y va de son néologisme pour qualifier ces entreprises avant-gardistes, qui appliquent ces nouveaux modèles managériaux. Pour Frédéric Laloux, ce sont les entreprises opales, qui auraient atteint le 7e stade de développement, stade qui viendra sans doute un jour à se généraliser puisque, d’après lui, il y a changement de modèle quand le modèle actuel ne permet pas de répondre à un défi majeur, ici sanitaire et environnemental. Il dresse le portrait d’entreprises qui font jurisprudence, telles que Favi, entreprise française du secteur de la fonderie, Patagonia, entreprise américaine de vêtements techniques éco-conçus, ou Buurtzorg, Néerlandais spécialisé dans les soins à domicile. Chez Favi, on parle d’entreprises carrées, classiques, en opposition aux entreprises rondes.
Pour Frédéric Laloux, peu importe le nom qu’on leur donne, on retrouve toujours chez ces entreprises, certains « patterns ». Les avancées peuvent selon lui être catégorisées en trois domaines : l’auto-gouvernance, la quête de plénitude, et la raison d’être évolutive.
1- L’auto-gouvernance
Il s’agit ici de mettre la confiance au cœur de la philosophie de l’entreprise. On se sent bien plus impliqué lorsqu’on possède une marge de manœuvre plus étendue et cela se ressent sur les résultats de l’entreprise. Ainsi, les entreprises opales limitent la hiérarchie intermédiaire, et encouragent la prise d’initiative. Tout le monde peut prendre des décisions à condition de solliciter au préalable les personnes concernées, ce qui s’avère très efficace dans la gestion des achats, des investissements ou des situations de crise. On se recentre sur la production de valeur et on supprime les fonctions de support comme la planification, le contrôle qualité, ou la gestion RH, qui ne se justifieraient que dans un système vertical : le contrôle n’apparait pas comme une nécessité quand chacun a ses propres responsabilités et cherche à faire au mieux, puisqu’il évolue dans une entreprise dans laquelle il se sent bien et dont il souhaite réellement la réussite. La gestion des projets est elle aussi simplifiée : privilégier des groupes spontanés et volontaires se révèle bien plus efficace que d’imposer des groupes qui ne tiennent pas compte des affinités. Chacun travaille sur le sujet qui lui semble être prioritaire et met ses ressources au service d’un sujet qui lui tient à cœur. La transparence est aussi maître-mot, que ce soit du point de vue des stratégies ou des rémunérations, l’information est accessible à tous, et l’on met en place une évaluation des collaborateurs qui tient compte de l’avis de l’ensemble du personnel, pas seulement des managers.
En réalité, l’entreprise horizontale est un monde où le manager disparaît progressivement et doit savoir lâcher du lest, notamment sur la prise de décisions puisqu’on a vu qu’elle était bien plus répartie que dans une entreprise au style de management plus classique.
2- La quête de plénitude ou affirmation de soi
Aujourd’hui, au travail, les individus ont tendance à se créer un personnage, qui leur permet de mettre une certaine distance avec leur vie intime et personnelle. Cela peut occasionner un mal-être intérieur, du stress et de l’insatisfaction au travail. C’est pourquoi les entreprises opales placent au cœur de leur stratégie la quête de la plénitude. Le manager devient responsable du bonheur de ses employés. Pour cela, il n’hésite pas à valoriser plutôt que sanctionner, à mettre en place des enquêtes de satisfaction et à communiquer sur les valeurs de l’entreprise. Pour le bien-être des collaborateurs sont développés des espaces et des temps calmes, les locaux sont le plus agréable possible, et dès l’apparition de tensions, les principaux concernés sont invités à les régler, entre eux dans la mesure du possible, avec l’intervention d’un pair de confiance sinon. Les horaires fixes sont également supprimés puisque l’auto-gouvernance prime. De plus, les processus d’intégration sont conséquents, puisqu’ils permettent de vérifier si le candidat est bien en adéquation avec les valeurs de l’entreprise, ce qui est primordial puisque dans le cas contraire il serait inenvisageable de le recruter. Certaines organisations opales comme Zappos sont même allées jusqu’à proposer des chèques de 3000$ au candidat s’il démissionne avant les 4 semaines de période d’essai, et le taux de personnes partant avec le chèque est étonnamment bas (entre 1 et 2%).
Si l’employé a des objectifs porteurs de sens et une véritable marge de manœuvre, il est davantage susceptible d’être performant dans son travail. Ainsi, intégrer les préoccupations environnementales et sociales à la raison d’être de l’entreprise est toujours bénéfique. Si l’on est profondément intègre, l’univers entier nous soutient.
3- La raison d’être évolutive
Aujourd’hui, de nombreuses entreprises se sont mises au service de l’ensemble de leurs parties prenantes et cherchent à lutter contre la crise climatique et la montée des inégalités. Cela ne signifie pas pour autant, selon Frédéric Laloux, qu’elles aient atteint le stade opale. L’entreprise atteint le stade opale si et seulement si elle ne vit que pour son projet. Dans ce cas, elle ne rencontre pas de concurrence, et la croissance n’est plus une fin en soi. Pour ce qui est du planning, du budget ou du contrôle, elle privilégie des solutions réalistes qu’elle met à jour fréquemment. La clé est donc la réactivité et l’implication.
L’entreprise libérée est un concept philosophique, pas un modèle, chacun en a sa propre conception même si l’on retrouve certaines caractéristiques communes. Pour que ces entreprises réussissent leur transition vers un management plus horizontal, il faut que les dirigeants et les actionnaires partagent une même vision et que les dirigeants incarnent les principes qu’ils prônent. Il faut aussi être prêt à allouer du temps à la transition et faire en sorte que tout le monde au sein de l’entreprise se connaisse bien.
En somme, il n’est pas si difficile de « libérer son entreprise ». C’est un processus évolutif qui repose sur de petites améliorations relativement simples à mettre en œuvre, afin de placer le bonheur des collaborateurs au cœur de la stratégie de l’entreprise. Notre architecture actuelle n’encourage pas l’investissement personnel, qui pourtant paie autant sur le plan personnel que professionnel, grâce à des équipes plus productives et innovantes. Rares sont ceux qui, après avoir travaillé dans des entreprises semblables à celles évoquées précédemment, souhaitent revenir à un management vertical.
In fine, comme on peut le lire sur le site de Favi, « le fait d’entreprendre sous-entend une notion d’équilibre instable ! Le parfait équilibre stable est l’état morbide ! ». À nous d’oser et de faire évoluer nos méthodes de management, afin de le rendre plus efficaces et surtout plus épanouissantes.